Le terrain est mouvant... Nombre d’illustres se sont essayé à creuser cette notion et ont tracé de profonds sillons dans la philosophie comme dans les théories de l’architecture et de l’urbanisme. Désignant et pour longtemps ce que dans l’Histoire, « Habiter » pouvait bien signifier pour l’Homme, avec 3 grands « H ». Commençons par du concret : mettons que j’habite la terre… C’est un peu vague, néanmoins c’est encore pour l’instant la seule possibilité. Et ce simple constat me place dans un endroit unique de l’univers. Où et dans quelles conditions ? Mes possibilités sont subitement multipliées par cinq puisque je peux choisir un continent. Vertige de la multiplication, plus de 140 pays me tendent les bras et des centaines de milliers de villages, des millions de quartiers dans des centaines de mégalopoles.
Me voilà dans une rue ou ce qui y ressemble, étroite ou large, plus ou moins goudronnée. Quelqu’un a-t-il déjà calculé le nombre et la longueur de ces bandes qui cheminent entre deux rangées d’habitations ou qui mènent généralement jusque chez quelqu’un, jusqu’à une porte ? Puis-je me rapprocher davantage? Il me semble difficile de compter : quelque 7 milliards d’humains, combien cela ferait-il de maisons, sachant qu’un certain nombre n’en ont pas. Ça se complique : est-ce à dire qu’ils n’habitent nulle part ?
Moi, J’habite là. C’est chez moi avant d’être un logement, un logis, un foyer, un appartement ou une maison, affublé de tous les noms que lui donnent nos langues, nos cultures et les formes que lui assignent nos architectures. C’est là que je me sens bien, si je peux m’y reposer, m’y réjouir, y grandir, seul ou avec d’autres, m’y abriter de la pluie ou des ennuis de la vie. C’est là que j’ose me dévêtir, me confier et m’abandonner. Je peux vivre là parce que j’y ai un toit. Mais s’abriter suffit-il à habiter ?
Il serait trop simple et un peu rapide d’enfermer le concept entre des murs et un toit et de retirer au verbe sa forme active. Si le logement s’arrête juridiquement pour chacun au pas de la porte de son appartement ou à la grille de son jardin, habiter consiste bien à être au monde, aux autres, donc à agir. En prenant soin du déjà-là, suggère Heidegger, sans abîmer le monde. En le ménageant, ce qui laisse pensif sur le sens de ce « a » privatif qui nomme « a-ménagement » toutes les actions de transformation du territoire ayant pour but, précisément, de le rendre habitable, pour notre espèce et pour les autres.
Habiter représenterait ainsi un contrat social défini à la fois par un système de règles collectives que l’on pourrait nommer «cité» dans laquelle se nouent et se dénouent des relations humaines ; et par un tracé entre espaces vides et bâtis que l’on pourrait nommer «ville», suivant la distinction qu’en fait le sociologue américain Richard Sennett. Les politiques décident du premier, les ingénieurs, les urbanistes et les architectes du second, plus visible. Même si elles le reflètent souvent, les constructions transforment plus sûrement et plus durablement les paysages qu’un régime politique, qui lui peut basculer. La nature de ces deux structures qui organisent le monde et attribuent à chacun une place dans l’espace et dans l’échelle sociale définit pourtant bien la manière de co-habiter, collective et individuelle. La brutalité des sociétés se mesure, entre autres critères, à l’attention qu’elles portent à cet « habitat », compris comme un espace et un temps que l’on ne peut réduire à ses seules dimensions physiques. Revenons au concret, la qualité des Etats se jauge aussi à la manière qu’ils ont d’entasser leurs membres ou de leur permettre, depuis chez eux, une barre de 1000 logements, une cabane perdue dans les bois ou l’espace qu’ils s’approprient dans leur ville, d’ouvrir une perspective sur un autour visible et intelligible et de développer une pensée sur le monde.