En portugais, leur nom signifie « poirier », dont on se régale des fruits juteux. De fait, personne n’a su mieux qu’eux faire fructifier un capital financier sous le règne de Napoléon III. Émile et Isaac Pereire sont des entrepreneurs et banquiers français d’origine portugaise ayant joué un rôle majeur dans la modernisation financière et le développement industriel de la France du Second Empire. Promoteurs immobiliers, ils ont financé de vastes opérations d’aménagement dans les 8e et 17e arrondissements de Paris, à Marseille et à Arcachon, décrites par Jean Autin dans Les frères Pereire : le bonheur d’entreprendre.
Émile et Isaac Pereire, c’est d’abord une vision renouvelée de la finance. Jusqu’alors gérée en « bon père de famille », la Grande Banque était dominée par les Rothschild et finançait ses opérations en fonds propres. Les Pereire généralisent le crédit et encouragent la spéculation immobilière. En bons précurseurs de la financiarisation du marché immobilier, ils participent à la « liquéfaction du capital ». Selon eux, pour prospérer, l’argent doit circuler, « couler, s’infiltrer partout » et « être le ferment de toute végétation sociale » pour reprendre les termes de Zola dans La Curée, récit à peine déguisé de l’entreprise des deux frères dont le personnage principal, Aristide Rougon dit Saccard, est inspiré. Auparavant considéré comme un bien solide et « ancré » auquel le destin des familles était attaché, le logement devient un simple véhicule de placement financier et de spéculation.
Les Pereire, c’est ensuite le quartier résidentiel de la Plaine-Monceau à Paris. Sous le Second Empire, durant l'expansion économique frénétique que connaît la France entre 1852 et 1873, les deux frères se font un nom et une fortune liés à la pierre. En 1852, pour financer ses travaux de construction à Paris, Haussmann a besoin d’argent. Crédits d’État, crédits municipaux, investissements privés, etc. : toute ligne de financement est bonne à prendre. Émile et Isaac créent alors le Crédit Foncier pour financer la transformation architecturale et urbanistique de la capitale.
Toujours début 1853, Haussmann leur vend 17 hectares de terrain à viabiliser et reconstruire donnant sur la rue de Rivoli à prix préférentiel — 380 francs le mètre carré alors qu’il en vaut déjà 1000 à la Concorde, porte d'entrée des beaux quartiers, seulement un kilomètre plus loin ! En contrepartie, le préfet impose un cahier des charges strict : toits en dos d’âne et zinc, pierres de taille pour les façades des immeubles, galeries piétonnes, arcades équilibrées, frises linéaires. Il exige aussi l’achèvement des travaux pour le 1er mai 1855, date de l’Exposition universelle, soit moins de deux ans de chantier ! Les Pereire acceptent et créent la Société Anonyme de l’Hôtel et des Immeubles de la rue de Rivoli en 1854…
... Qui devient Société Immobilière de Paris en 1858. Rapidement, l'entreprise achète, bâtit, échange et revend des terrains d'un bout à l'autre de la capitale ! Elle construit les grands magasins du Louvre, participe à la rénovation du quartier de l’Opéra, acquiert des immeubles déjà bâtis pour 98 millions de francs le long du boulevard Voltaire (11e), des rues du Caire, Saint-Denis, Réaumur, des boulevards de Sébastopol (2e), des Capucines, des Italiens (9e), des rues Marbeuf, François-Ier, de Marignan, de l’avenue Montaigne (8e), du boulevard Malesherbes et de la rue de Courcelles (17e). Servant d’intermédiaire foncier, elle achète aussi des terrains non-bâtis à Levallois et Clichy qu’elle revend à prix d’or. Enfin, elle fait construire les célèbres hôtels particuliers de la Plaine Monceau dans le 8ème, dont on admire encore les luxueuses façades en se promenant aux abords du Parc Monceau, ainsi que bon nombre d'immeubles de rapport dans le 17ème.
L’entreprise des Pereire laisse un impressionnant héritage bâti à Paris, surtout résidentiel. Toutefois, les dépenses faramineuses des grands travaux haussmanniens auxquels les frères prennent part créent une dette béante et sont critiquées de toutes parts par la Banque de France alors conservatrice, l’aristocratie catholique moralement hostile à la modernisation de la finance, les Rothschild et le milieu de la Haute banque majoritairement ashkénaze, qui considèrent avec mépris ces parvenus sépharades.
À partir de 1863, à cause de tensions politiques à l'international, les difficultés des Pereire se multiplient. Les investisseurs deviennent craintifs. Les immeubles ne se vendent plus. Déjà volatiles, les cours boursiers deviennent instables. En 1866, le Crédit mobilier qui détient des créances considérables sur le patrimoine de la Société immobilière en est réduit à lancer une augmentation de capital en bourse pour se refinancer, suscitant la défiance d’actionnaires anxieux. La panique boursière provoquée par la victoire de la Prusse contre l’Autriche à Sadowa scelle définitivement le sort des deux frères qui doivent démissionner de leurs propres banques en 1867, démis par leur actionnariat. Six ans plus tard, en 1873, la première bulle immobilière de l’Histoire éclate et les loyers parisiens s’effondrent brutalement. Comme le disait Marx, « tout ce qui est solide se volatilise » un jour. Même la valeur de la pierre, liquide, qu’Émile et Isaac pensaient maîtriser...