Actualités logement
05.06.2022
abécédaire du logement

R comme ruine, ruineux, ruiné...

L'architecture c'est ce qui fait de belles ruines disait Auguste Perret. La bonne architecture en fait-elle de plus belles?

À l’heure du dynamitage, les uns viennent applaudir la disparition d’une «verrue urbaine», les autres pleurent leur enfance retournée à la poussière. Que reste-t-il quelques minutes après le grand boum ? La ville se sédimente de plus en plus vite, les ruines modernes en sont un précipité brutal, vite dissous. Vingt-cinq, trente ans, voilà le court horizon des constructions ordinaires.. Depuis plusieurs décennies, les immeubles de bureaux, de logements ou les locaux commerciaux existent parce que le «marché» les réclame. Des produits de consommation issus d’une société libérale et en croissance, peu durables et qui durent peu. Comme l’explique le philosophe Bruce Bégout, ils sont « in-signifiants», n’ont que la fonction d’abriter la précarité du travail ou de ses fruits, eux-mêmes fabriqués par une urgence spéculative, dont témoignent leurs murs trop fins, leur mode de construction trop rapide, leurs matériaux, leur caractère négligeable, même en pièces détachées. Irrécupérables, et pourtant si encombrants... Une fois vidées de leurs usages et de leurs usagers, ces ruines, car c’en sont, peuvent pourrir sur pied pendant des années.
Défaire
Les exemples sont partout. A Detroit, aux Etats-Unis, le dessin est encore net des parcelles de dizaines de milliers de maisons réduites à quelques tas, enterrées dans leurs sous-sols, vite recouvertes par la nature redevenue sauvage et conquérante. Comme après une guerre, celle-ci est économique. La ville, privée de contribuables, trop pauvres ou absents, n’a même plus les moyens d’assurer la démolition des ruines dont elle partage la propriété avec les banques qui les ont fabriquées.
Les traces de la crise sont aussi gravées à Sesena Nueva, en Espagne, au sud de Madrid, dans le paysage d’une ville nouvelle prévue pour 40 000 habitants, stoppée net en 2008, figée, faute de clients et de crédits. Ici, la ruine précède l’existence même. La crise, encore elle, explique la galerie mortuaire de deadmalls.com, un site américain dédié aux centres commerciaux vidés de leurs visiteurs et de leurs boutiques. L’urbex, exploration de lieux généralement fermés et interdits met en scène ce déclin photogénique. Les photos, les posts sur Instagram feront leur histoire. Car bien qu’elles témoignent d’une époque, la nôtre, ces ruines, sans passé ni avenir, ces bâtiments au service plutôt qu’à la gloire de... n’obtiendront jamais ni le titre de vestige, ni l’attention qui parfois l’accompagne. Quasi automatiques pour le moindre mur d’avant 1900, outrageusement patrimonialisé, les soins sont chichement prodigués aux édifices du 20ème siècle, en béton, en verre ou en pierre. Paradoxe de la modernité, l’innovation les rend aussi plus rapidement obsolètes : formes balayées par une nouvelle pensée urbaine, matériaux repoussoirs, performances thermiques minables… Il faut remonter plus loin, à des volumes pensés pour l’industrie, mais comme des cathédrales, pour tirer à nouveau parti de l’existant en en changeant l’usage. Mais la transformation ne vaut que sur des terrains valorisables, financièrement.
Refaire
« La ruine permet de prendre la mesure des stratifications et de l’appareillage qui ont présidé à l’édification. C’est parfait pour un professeur ou un archéologue, car c’est quand le malade est en train d’être opéré que la leçon devient intéressante », dit l’architecte chinois Wang Shu. Le réemploi promu par l’architecte Yves Ubelmann est plus vital encore. Les drones de sa société Iconem survolent et mitraillent les villes en guerre avant leur fin. Rien de mieux que les débris d’un bâtiment fraîchement détruit pour comprendre comment il a été construit. Et permettre de le reconstruire grâce aux milliers de photos et aux reconstitutions en 3D. L’image est ainsi la meilleure assurance-vie des monuments des grands sites, comme des lieux qui n’intéressent encore personne. Le groupe de recherche Forensic Architecture utilise aussi l’architecture des théâtres de guerre ou de guérillas pour documenter la violence urbaine.
Mieux faire
Faut-il conserver les ruines, les protéger, les exposer ? Ou pourrait-on éviter de se poser la question en retournant la critique de Bruce Bégout. Pour ne plus avoir à recycler notre propre gaspillage, pensons l’avant et allégeons le plus possible les traces qui resteront. En reconstruisant, en réutilisant ou en pensant l’architecture éphémère ou mutable, transportable dans certains cas. Banksy l’avait mis en scène à Dismaland en Angleterre près de Bristol : un parc d’attractions construit en ruines, comme mise en abîme d’un passé féérique post-apocalyptique. Comble de l’ironie ou du cynisme, le bois de ce happening a été réutilisé pour des abris dans la jungle de Calais, eux-mêmes démolis quelques mois plus tard.