Si la vie est faite de mouvements, l’expérience spatio-temporelle après une longue absence, du retour dans un lieu où l’on a vécu est parfois plus marquante que le déchirement du départ. Singulière et pourtant universelle: la maison semble plus petite, la végétation dans la rue moins fournie, le paysage différent, comme si l’attachement aux lieux vécus leur conférait un impératif d’immuabilité. Peu importe, en réalité, que ceux-ci aient réellement changé en notre absence, loin des yeux, ils ont bougé, en tout cas pour la personne que nous sommes devenue.
La solastalgie est une autre forme de nostalgie. Celle des lieux que l’on n’a pas quittés, moins empreinte de nos propres mutations que de celles de notre environnement. Formé du latin solacium (le réconfort, le soulagement) et du suffixe grec algia (relatif à la douleur), ce concept développé par le philosophe australien Glenn Albrecht se définit comme l’« expérience d’un changement environnemental vécu négativement » La douleur de voir s’évanouir les lieux qui procurent du bien être ou rassurent. Une vue bouchée par une nouvelle construction, l’ambiance d’un quartier dont on s’aperçoit un beau jour qu’elle n’est plus la même, des changements brutaux et des évolutions lentes. Le logement, ancrage et refuge, est le lieu d'observation privilégié de ce mal du pays ressenti par ceux qui ne sont jamais partis.
Solastalgie+Eco-anxiété
Depuis toujours, les catastrophes naturelles ont un impact sur nos milieux de vie. C’est de l’intensification de ces phénomènes, notamment là où ils n’étaient pas anticipés, qu’est venu le besoin de nommer ce ressenti. Par les victimes d’inondations dans des villes aux rivières apparemment calmes, des feux en bord de mer, des canicules sous des latitudes tempérées... Et de phénomènes tout aussi dévastateurs pour les territoires et les paysages : la sécheresse, la désertification ou encore le recul du trait de côte. La solastalgie se double aujourd’hui d’une éco-anxiété? Certains de ces phénomènes sont prévisibles, même à moyen ou long terme. La startup Callendar, spécialisée dans l’évaluation des risques climatiques, permet par exemple de mesurer le risque de submersion de n’importe quelle adresse en France métropolitaine. Voire d’une éco-éco-anxiété, lorsque les risques climatiques ont pour conséquences immédiates et calculables, la dévalorisation de leur patrimoine immobilier, qu’il l’habitent ou le louent. Ou bien, si ces changements se traduisent dans les politiques publiques, par l’élaboration de documents d’urbanisme restrictifs et/ou contraignants qui rendent des terrains inconstructibles.
Solastalgie+exposition sociale
Si le réchauffement climatique et les mutations de l’environnement nous concernent tous, notre exposition à la solastalgie varie selon notre capital financier et les politiques publiques mises en oeuvre par ceux qui nous gouvernent. A quelques exceptions près, comme les belles villas en bord de mer, les quartiers défavorisés sont plus exposés aux aléas climatiques, parce qu'installés sur des sites moins protégés, constitués d’habitats plus précaires ou moins pris en charge par des préventions publiques. Le géographe Francois Mancebo, spécialiste de la justice environnementale attire notre attention sur le fait qu’une catastrophe naturelle est « fondamentalement, une catastrophe humaine, en ce qu’elle résulte de choix d’exposition ou non à l’aléa ». Il estime par exemple qu’un ouragan comme Katrina (Floride et Louisiane, 2005) ne constituait pas seulement une menace extérieure. A La Nouvelle-Orléans, les quartiers les plus élevés par rapport à la mer et les moins touchés par l’ouragan étaient les quartiers les plus aisés. Par ailleurs, dans des quartiers pauvres formés de maisonnettes en bois qui n’ont pas été les plus touchés par les inondations, comme le Lower 9th ward, peu de réhabilitations ont été menées faute de moyens de la part de leurs habitants mais aussi de fonds publics, plutôt orientés vers les sites les plus rentables. Pour les habitants restés sur place, la solastalgie s’est alourdie d’un sentiment d’abandon par les pouvoirs publics. Comme une continuité historique, une forme de fatalité solastalgique… « They are trying to wash us away » chante Aaron Neville. Ce ne sont pas les dégâts humains provoqués par Katrina qu’il évoque, mais des inondations de 1927, dont la répétition était prévisible…